Les paysannes et les paysans seraient des grands bénéficiaires de l’aide sociale et feraient mieux de devenir de vrais entrepreneur·euses, entendons-nous de temps à autre. Comment expliquer les paiements directs à la population ? Quelles sont les faiblesses du système ? Avons-nous des propositions d’amélioration ?

Interview d’Eveline Dudda, journaliste agricole, qui connaît bien le sujet des paiements directs.

 

Madame Dudda, les paiements directs ne sont pas des subventions, quelle est la différence?

La production est plus chère en Suisse qu’à l’étranger en raison de ses coûts élevés, c’est un fait incontesté. C’est la raison pour laquelle, autrefois, la Confédération a subventionné la production directement, c’est-à-dire avec des subventions. Lors de son adhésion à l’OMC, la Suisse s’est engagée à les supprimer. Cependant, cela ne change rien au contexte des coûts élevés en Suisse et le gouvernement a promis aux paysan·nes de leur donner de l’argent sous la forme de paiements directs. Ces paiements ont été couplés à des prestations qui n’ont, si possible, aucun lien avec la production. En lisant la Vue d’ensemble de la PA 2020, j’ai remarqué que le Conseil fédéral utilise maintenant le terme de « rentes ». Pourtant, une rente désigne un revenu sans contrepartie.

 

Du budget de 3,5 milliards de francs que la confédération a attribué à l’agriculture, 2,7 milliards sont alloués aux paiements directs. les paysannes et les paysans profitent-ils de cet argent?

C’est une question difficile. Il est vrai que seule une poignée de fermes survivraient sans paiements directs, notamment les exploitations qui peuvent commercialiser leurs produits dans un secteur très haut de gamme. Mais, quelqu’un doit payer. Soit en passant par les impôts et les paiements directs, soit par des prix plus élevés dans les magasins. Étant donné que les ménages ayant des revenus modestes paient moins d’impôts, on pourrait dire que le système des paiements directs est un peu plus social du point de vue des consommateur·ices.

 

D’accord pour les consommateur·ices, mais est-ce aussi vrai pour les paysannes et les paysans?

Oui et non. Pour certaines exploitations, le compte est bon. Mais il y a également des fermes qui reçoivent peu de paiements directs, malgré des coûts de production très élevés. Lorsqu’on analyse les données comptables de fermes biologiques, on constate qu’elles reçoivent souvent plus de paiements directs, mais cela ne se reflète pas tel quel dans le revenu. On voit donc qu’une partie des paiements directs est absorbée par le commerce ou le marché en aval.

 

Les paysannes et paysans dépendent de plus en plus des paiements directs, c’est très désagréable.

Je comprends, surtout, d’autant plus que ces contributions peuvent changer n’importe quand. Le gouvernement et la politique élaborent des outils pour encadrer le travail des agriculteur·ices. Mais ni l’un, ni l’autre n’ont un rapport étroit avec la pratique et cela produit des absurdités comme dans la PA14-17.

 

Qu’entendez-vous par absurdités?

L’argument principal pour la PA14-17 était l’affirmation qu’il y avait trop d’animaux de rente et qu’il fallait réduire leur nombre en raison des émissions d’ammoniaque, etc. Pour y arriver, il y avait un moyen très simple : à l’époque, il y avait une contribution pour animaux et elle était liée à une charge maximale de bétail par hectare. Il suffisait de diminuer cette charge maximale. Mais cette solution était trop banale pour les architectes de la PA14-17. À la place, ils ont supprimé la charge maximale par hectare, introduit une charge minimale et convaincu le Parlement que le nombre d’animaux allait baisser avec la suppression des contributions pour animaux.

 

À ma connaissance, le nombre d’animaux n’a pas vraiment diminué pour autant.

Exactement. Et pourquoi aurait-il baissé ? Il serait absurde de laisser l’étable à moitié vide pour la seule raison qu’on a supprimé les contributions pour animaux. Cet exemple montre que le Parlement est victime de mauvaises prévisions.

 

Croyez-vous que ce n’était pas un fait isolé?

Certainement. Observons un autre point central de la PA14-17, à savoir le transfert de fonds vers les régions de montagne. Ce transfert a bien eu lieu, mais je doute fort que cela se soit passé comme la population et beaucoup de parlementaires l’ont imaginé. Les petites fermes, qui dépendent principalement du travail à bras humains et dans des conditions difficiles n’en ont pas vraiment profité. Par contre, il y a de grandes exploitations extensives qui ont reçu 150’000 francs de plus, comme ça, d’un jour à l’autre, grâce à la PA14-17. Là, on peut vraiment parler de rentes.

 

Qui sont les perdants et les gagnants du système actuel?

Je crois qu’on peut ramener cette question à une simple formule : à celui qui a, il sera donné ! Celle qui a beaucoup de terrain et qui l’exploite avec peu d’efforts, celui-ci reçoit beaucoup de paiements directs. Ces exploitations peuvent même encore s’agrandir, grâce à ce qui leur reste en fin d’année. Pour les petites fermes et celles qui ont une grande charge de travail, ce n’est pas possible.

 

L’initiative pour la souveraineté alimentaire essaie de contrecarrer certaines tendances de la politique agricole actuelle. Ainsi, on demande une gestion des quantités en main des paysan·nes et le maintien des mesures de régulation à la frontière. Y voyez-vous une possibilité de sortir du piège des paiements directs?

Je pense que cette initiative est courageuse. La protection des frontières et la gestion des quantités sont des outils qui pourraient certainement y contribuer. À mon avis, l’échec d’une gestion des quantités réside dans la perte de solidarité dans le monde agricole. C’est une conséquence de notre système. Autrefois, tous les paysan·nes profitaient d’un prix plus élevé, donc, iels se battaient ensemble. Aujourd’hui, il y a une lutte pour la terre, puisque la terre est pratiquement la seule référence pour les paiements directs. Les paysan·nes sont devenu·es des concurrent·es. « Diviser pour mieux régner » disait César et il avait raison. Si les paysan·nes se battent entre elleux au lieu de s’unir pour lutter contre l’ouverture des frontières, le Conseil fédéral aura la partie belle pour façonner la politique agricole selon les souhaits de l’économie. •︎

 

 

Propos recueillis par Ulrike Minkner, vice-présidente d’Uniterre
Article paru dans le Journal d’Uniterre, le Journal Paysan Indépendant de mars 2018